Vous en avez entendu parler, c’est sûr : l’étude par laquelle tout a commencé. En septembre 2013, les chercheurs Carl Benedikt Frey et Michael Osborne de l’université Oxford jetaient un pavé dans la marre techno-optimiste en publiant leur papier « The Future of Employment: How Susceptible Are Jobs to Computerisation? ». Leur verdict : 47% des emplois américains étaient menacés d’informatisation. Véritable coup de génie car l’intelligence artificielle ne connaissait pas le retentissement médiatique d’aujourd’hui, cette étude a marqué le coup d’envoi de nombreuses conversations sur les liens entre progrès technologique et risques pesant sur l’emploi.
La démarche de Frey et Osborne consistait à assigner aux 700 types d’emplois de la classification administrative O*NET (nous connaissons des taxonomies équivalentes en France, par Pôle Emploi par exemple) une probabilité d’informatisation - entre 0 et 1 - à un horizon d’1 ou 2 décennies. Le tout en s’appuyant sur des avis d’experts du machine learning, qui ont évalué 70 métiers, avant que l’approche ne soit extrapolée à l’ensemble des catégories… grâce à un modèle de machine learning !
A la fin du compte, Frey et Osborne répartissaient l’ensemble des emplois américains en 3 catégories :
4 ans après la parution de cette étude précurseur, nous avons voulu regarder ce qu’étaient devenus les emplois des métiers les plus menacés : ceux dont la probabilité d’informatisation était supérieure à 0,9. Soit 172 métiers sur les 702 qui étaient disséqués.
Nous avons ainsi comparé les statistiques du nombre d’emplois par métier aux Etats-Unis, entre 2013 (chiffres auxquels avaient accès Frey et Osborne) et 2016 (les derniers qui nous sont accessibles).
Verdict : la destruction de l’emploi n’a pas lieu. Au contraire : au global, le nombre d’emplois relevant de ces métiers a augmenté de 4,4% en 3 ans. Sur 172 métiers différents, 57% ont vu leurs effectifs progresser.
Si l’on compare les taux de croissance des emplois de ces différents métiers par rapport au taux de croissance de l’emploi global aux Etats-Unis, afin de gommer l’effet d’entraînement de l’économie entière, le tableau est plus nuancé. En effet, 38% des métiers à très haute probabilité d’informatisation ont vu leurs emplois progresser plus vite que l’emploi agrégé total.
Il n’empêche que le taux de croissance de l’emploi des 172 métiers étudiés, soit +4,4%, et celui de l’emploi américain total, +5,9%, sont relativement proches. Bien loin des craintes relayées de si nombreuses fois.
Regardons à présent le top 10 des emplois hautement menacés… qui croissent le plus vite, et le top 10 de ceux qui à l’inverse déclinent rapidement - en nous concentrant sur les métiers qui recensaient plus de 100 000 emplois en 2013 :
Que remarque-t-on ? Les métiers en développement sont plutôt à chercher du côté de la restauration (en cuisine comme en salle), et ceux en repli sont des postes de bureau, de support administratif, de « clerks » comme on les nomme dans la langue de Shakespeare (ex : collecter des documents, rentrer des données…). La cause de ces reculs est sans doute bien l’informatisation, car ce sont des métiers qui consistent avant à la traiter et à la transmettre.
Pour autant, on trouve aussi des postes de ce type en expansion plus rapide que la croissance moyenne de l’emploi aux Etats-Unis : les secrétaires généralistes (c’est-à-dire hors domaines juridique et médical) ou des fonctions de traitement des demandes dans la finance ou l’assurance, par exemple.
Avant toute chose, il faut rappeler que dans les études économiques, il est toujours difficile de détacher l’influence d’une variable spécifique de toutes les autres. Aussi, la comparaison de l’évolution de l’emploi avec les prédictions de Frey et Osborne est forcément « polluée » par d’autres facteurs au-delà des seules technologies informatiques, comme les goûts des consommateurs (c’est pourquoi les emplois de manucures et pédicures ont bondi de 27% en 3 ans).
Ensuite, Frey et Osborne prenaient soin de préciser dans leur étude qu’ils évaluaient des risques d’informatisation des métiers, sans faire aucune prédiction sur le nombre d’emplois qui disparaîtra effectivement. On doit souligner que la possibilité d’informatisation d’un métier n’est pas nécessairement suivi d’une mise en pratique. Si par exemple les systèmes d’information d’une entreprise sont anciens, et les données éparpillées, il sera très difficile d’automatiser un métier avant d’avoir mis à jour cette infrastructure fondamentale.
Cela étant dit, plusieurs partis pris de l’étude de 2013 demeurent critiquables :
Avec leur étude de 2013, Frey et Osborne ont « senti » quelque chose avant tout le monde, et leur important effort de formalisation du potentiel d’informatisation des différents métiers était salutaire - et nous ne serions pas capables de l’égaler !
C’est finalement parce qu’ils ont été victimes de leur succès, et que leurs résultats sont toujours autant mobilisés 4 ans après, sans réflexion sur leur validité, que nous avons souhaité exercer un « droit de suite ».
Car comme pour tout bon modèle de machine learning, ce n’est pas la prédiction dans son aspect figé qui compte, mais le niveau de pertinence de ses prévisions par comparaison avec ce qui est effectivement arrivé. Analyser les résultats d’études passées est donc impératif pour mieux saisir l’ampleur des changements en cours - ou son absence - et ainsi mettre à jour les modèles pour prédire le futur avec davantage de finesse.
Pour plagier la célèbre citation de Thomas Edison, une prédiction sans itération est une hallucination. Et l’époque fait la part trop belle aux hallucinés.