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21.7.2023
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Les mutations sociales, crises et contraintes font bouger les habitudes
Les mutations sociales, crises et contraintes font bouger les habitudes
Valentin Worms
Ana Garre

Nos choix alimentaires, nos habitudes de consommation et nos préférences culinaires évoluent avec la société et les contraintes de notre environnement. Lors de l'événement Future of Food « Les protéines alternatives vont-elles sauver le monde ? », organisé par EY Fabernovel, l'anthropologue et sociologue français Dominique Desjeux a partagé ses perspectives sur l'innovation du secteur alimentaire et les facteurs qui influencent nos comportements. Voici son analyse des trois éléments qui nous amènent à modifier nos habitudes.

L’alimentation est un sujet central dans la transition écologique de nos sociétés : un tiers des émissions de gaz à effet de serre sont liées à notre alimentation et la moitié des pressions humaines exercées sur la biodiversité à notre système alimentaire.

Alors que 80 % des terres arables cultivées servent à nourrir le bétail, la réduction de la consommation de produits carnés apparaît comme un levier de réduction de notre empreinte environnementale. 

À l'échelle mondiale, la consommation de viande a été multipliée par près de cinq au cours des soixante dernières années. Selon les prévisions de la FAO, la consommation mondiale de viande devrait encore augmenter de 15 % d'ici à 2031, avec les pays en développement représentant les trois quarts de cette augmentation. Probablement bien davantage d’ici à 2050 avec une croissance de la population mondiale prévue à 2 milliards d’êtres humains. Pour la nourrir, il faudra produire 56 % de nourriture en plus par rapport à 2010.

Les protéines alternatives, qu’elles soient végétales (champignons, lentilles, …), de fermentation, de culture ou qu’elles proviennent d’insectes sont autant d’alternatives ou d’options complémentaires aux protéines animales. Pourtant leur adoption reste aujourd’hui faible, dans les sociétés occidentales comme dans la plupart des pays en développement.

D’après Dominique Desjeux, trois facteurs peuvent accélérer ou faire obstacle à l’adoption de nouveaux produits de consommation : les mutations sociales, les crises et les contraintes. L’évolution de la consommation de viande dans le monde est un exemple pertinent pour comprendre ces forces et leurs effets sur nos habitudes alimentaires.

L’impact des mutations sociales sur la consommation de viande

L'évolution de la consommation de viande a connu des fluctuations significatives au cours de l’histoire. Dans les pays occidentaux, la viande était autrefois un produit de luxe réservé à la haute société, tandis que les régimes à base de plantes étaient associés aux classes moins aisées. A partir du début du XXe siècle, la consommation de viande a connu une croissance exponentielle en raison de l'augmentation des revenus de la classe moyenne. Ce développement s'est d'abord produit aux États-Unis dans les années 1920, puis en Europe de l'Ouest dans les années 1950, et enfin en Asie dans les années 1980.

« La consommation de viande en Asie et en Amérique du Sud, en particulier le bœuf au Brésil et le porc en Chine, a augmenté avec le déplacement de la classe moyenne mondiale vers ces régions », a souligné Dominique Desjeux lors de son intervention à l’événement Future of Food début juillet. 

« Bien-sûr, cette consommation accrue de viande pose des problèmes environnementaux, sans pour autant faire changer d’avis les consommateurs. »

 La contrainte, facteur de changement

Il est intéressant de noter que la question des imaginaires pose aujourd’hui beaucoup de contraintes à l’innovation produit. Les acteurs du secteur tentent de diminuer la charge mentale des consommateurs et les freins à l’achat, en reproduisant le goût et la texture d’aliments connus : le bacon sans viande, le fromage sans lait, … Nos choix alimentaires ne se limitent cependant pas seulement à nos préférences gustatives, ils sont influencés par une multitude de facteurs sociétaux, économiques et environnementaux. Les mutations sociales, les crises et les contraintes jouent toutes un rôle dans l'évolution de nos habitudes de consommation.

Selon Dominique Desjeux, le principal moteur de changement reste cependant la contrainte. 

Pour illustrer son poids et son rôle indispensable pour mener des changements de modes de consommation ambitieux, le sociologue prend l’exemple du Covid19 et de la mise à l’arrêt de l'ensemble des activités dites “non essentielles” dans de nombreux pays. « Les changements majeurs dans l’histoire se sont faits grâce aux crises et aux contraintes : on a baissé de 5 % les émissions de CO2 durant le confinement grâce à la crise du Covid19, par exemple ». 

Les contraintes environnementales de plus en plus fortes, notamment la baisse de la fertilité des sols dans de nombreuses régions d’Afrique, les problématiques d’insectes ravageurs de cultures et les sécheresses croissantes impactent la capacité à cultiver et à nourrir les animaux, et donc leur prix. Ces dégradations des conditions naturelles précédentes s’avèreront déterminantes dans l'évolution à marche forcée des modes de consommation. 

Pour aller plus loin, Dominique Desjeux a théorisé quatre types de contraintes qui vont selon lui impacter l’adoption de ces protéines alternatives : le prix, la contrainte matérielle, la contrainte symbolique et la contrainte sociale. 

  • Le prix d'abord, si un produit alternatif à base de protéines végétales est plus cher que son équivalent animal, à qualités gustatives ou de santé égales, il est peu probable qu’il soit adopté par une large population. C’est d’ailleurs un constat partagé par l’ensemble des intervenants de cette soirée : il faudra des prix inférieurs pour accélérer l’adoption. 
  • La contrainte matérielle : si beaucoup d'espace, de temps de préparation, ou de nouveaux équipements sont nécessaires, l’adoption ne sera pas aisée. 
  • La contrainte symbolique : l’alimentation est un sujet culturel, qui nous définit en tant que personne, classe sociale et reflète des valeurs. 
  • La contrainte sociale : déjà dans les années 70, un doctorant accompagné par Dominique Desjeux avait travaillé sur le steak de soja. Son adoption fut très limitée en raison du temps nécessaire pour maîtriser les recettes permettant de le rendre consommable.

En fin de compte, pour promouvoir des comportements alimentaires plus durables, il est crucial de reconnaître et d'aborder ces différentes forces qui façonnent nos choix. Les travaux de chercheurs tels que Dominique Desjeux ouvrent la voie à une meilleure compréhension de ces facteurs et encouragent le développement de solutions novatrices pour favoriser l'adoption de protéines alternatives - entre autres. En combinant des efforts multidisciplinaires et une sensibilisation accrue, nous pouvons créer un avenir plus durable et équilibré sur le plan nutritionnel, en harmonie avec nos valeurs et notre planète.

NDLR : cet article est le premier d’une série basée sur les enseignements de l’événement Future of Food « Les protéines alternatives vont-elles sauver le monde ? » organisé par EY Fabernovel début juillet dans le cadre des activités de son lab EY dédié à la durabilité. 

Au prochain acte, nous aborderons la thématique d’un point de vue business pour comprendre où en est le marché des protéines alternatives aujourd’hui et ses défis pour passer à l’échelle demain.

Qui est Dominique Desjeux ?

Anthropologue, professeur émérite en anthropologie sociale et culturelle à l’université de Paris Sorbonne et auteur entre autres d’un livre, « Le marché des dieux. Comment naissent les innovations religieuses. Du judaïsme au christianisme ? », Dominique Desjeux est un sociologue français reconnu pour ses travaux dans le domaine de l'anthropologie sociale et de la sociologie de la santé. Professeur émérite à l'Université Paris Descartes, il a consacré sa carrière à l'étude des interactions sociales, des dynamiques culturelles et des enjeux de santé dans différentes sociétés. Ses recherches sont caractérisées par une approche pluridisciplinaire et une volonté de comprendre les mécanismes complexes qui influencent les comportements individuels et collectifs. Ses contributions ont largement contribué à éclairer les liens entre culture, société et santé dans un contexte global.

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