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Stratégie d'entreprise, Valeur, Décryptage
29.11.2017
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La Chine invente le vélo partagé à la vitesse des start-up
La Chine invente le vélo partagé à la vitesse des start-up
Thomas Borie
Note : Ce contenu a été créé avant que Fabernovel ne fasse partie du groupe EY, le 5 juillet 2022.

La dégringolade

Si quelques Européens importent le vélo en Chine dans les années 1920, son histoire n’y commence réellement qu’en 1949. Cette année-là, avec la fondation de la République Populaire de Chine, le parti décide de promouvoir la petite reine comme le véhicule du peuple. Dès cet instant, l’industrie se développe et les infrastructures s’adaptent. La Chine prend en compte le vélo dans toutes ses démarches d’aménagement de la ville et voit la construction de routes complètes dédiées au vélo - permettant également de pallier un manque de transports publics.

L’usage du vélo comme moyen de transport journalier a été légion jusqu’au développement - la démocratisation - de l’automobile en Chine, à la fin des années 1990 (vs années 1960 en Europe). Nouveau signe de réussite sociale, l’automobile prend finalement le pas sur la petite reine qui n’aura cessé de croître jusqu’en 2000. A ce moment-là à Pékin, 60% de la population se déplaçait quotidiennement en vélo.

Dès 2000, le vélo hérite ainsi d’une connotation trop populaire pour rester accepté. En même temps, la Chine procède à un fort développement de ses transports en commun. Alors porté disparu, le vélo va finalement renaître de ses cendres à partir de 2014.

Papy fait de la résistance

La Chine découvre le vélo en libre service 7 ans après notre Vélib’, à sa manière. Malgré quelques expérimentations de systèmes de vélos en libre service publics, c’est du privé que viendra la révolution - et ce sur un mode complètement différent de celui du Velib’. Apparaissent ainsi ces vélos en _free floating _ou dockless, comprendre “sans station”. Après un trajet, il peut être déposé n’importe où par l’utilisateur - sans la contrainte de station saturée que nous connaissons tous.

Ces nouveaux vélos en libre service se développent très vite en Chine, facilités par une population urbaine très connectée et par une sensibilisation croissante sur les effets néfastes des transports fossiles.

Ce sont aujourd'hui plus de 30 sociétés privées, avec en tête Mobike (vélos gris et oranges) et Ofo (vélos jaunes), qui opèrent des centaines de milliers de vélos en Chine.

Simplicité efficacité

Le développement de ces vélos est aussi catalysé par un système basé sur l’efficacité. Qu’il s’agisse de l’expérience utilisateur ou du vélo, tout est simple, tout est efficace.

Pour prendre un vélo, l’utilisateur géolocalise les vélos à proximité via WeChat. Il peut s’approcher de l’un d’entre eux et scanner le QR Code positionné sur l’antivol qui se déverrouille alors. Le vélo peut-être reposé n’importe où tant qu’il est dans la ville et sur un endroit permettant le stationnement d’un vélo.

FOCUS Mobike

A Shanghai, nous avons été frappés par cette start-up chinoise dont la vitesse de développement dépasse largement nos standards occidentaux. Ayant eu la chance de rencontrer Florent, collaborateur #37 de l’entreprise, nous avons saisi l’opportunité de cet échange pour décrypter le succès de cette start-up emblématique d'un phénomène aujourd'hui planétaire.

Mobike, des chiffres qui donnent le tournis ?

  • Création en 2015
  • Une présence dans plus de 100 villes dans le monde
  • 6 000 employés dans le monde
  • 7 millions de vélos en circulation
  • 25 million de trajets par jour

Une stratégie de design de service atypique et très (très) bien pensée ?

Le modèle du free floating pose des contraintes de design et choix de technologies propres : localisation, accès au vélo, remise du vélo. Sur ces sujets, Mobike a su faire des choix tranchés.

Des technos bien choisies pour maximiser l’usage

Mobike a été le premier à embarquer le GPS à ses vélos : la géolocalisation ne se limite donc plus à une géolocalisation via l’iPhone de l’utilisateur, qui limite la traçabilité du vélo, mais permet au contraire de géolocaliser le vélo lui-même (et non pas l'utilisateur) à tout moment.

Au coeur du service : le QR code. Technologie ultra adoptée en Chine et qui est la clé de déploiement dans d’autres pays où l’usage est moins présent, car simple et très accessible [NDLR voir l'article “où est passé l’UX ?”]. D’ailleurs, un lecteur de QR code est intégré directement à l’app Mobike pour éviter d’avoir à télécharger une application de lecture des QR code : le déblocage du vélo devient une expérience ultra simple.

Ce n’est pas tout, on peut désormais débloquer un vélo avec son Apple Watch, en Bluetooth et avec iOs 11 grâce au scan direct du QR code depuis la caméra native de l’iPhone. Toujours plus de facilité...

En outre, le service est pensé pour l’international : Mobike - comme Uber - pourra bientôt être utilisé dans tous les pays avec une seule application mobile.

Du design d’objet malin

Un objet dont le design a été pensé avec un but : redonner de la face aux utilisateurs.

En effet, les designers de Mobike avaient à coeur de s’intégrer au mieux dans le quotidien des Chinois. Roues à bâtons oranges, cadre en aluminium brossé monopoutre, transmission par cadran (sans chaîne pour ne pas dérailler), panneau solaire dans le porte bagage pour alimenter en énergie l’antivol et les lumières... Tous les ingrédients pour une bonne expérience sont réunis.

Vélo Mobike (source : www.mobike.com)

Un modèle opérationnel ultra maîtrisé et résolument data-driven ?

Si le service est si efficace, c’est que l’ensemble des défis imposés par le modèle du free floating ont été adressés par la donnée. Le vrai métier de Mobike : la gestion des données. Le service de vélo en libre service gère 20TO de data par jour. Deux bénéfices non négligeables à l’analyse de toutes ces données :

1 - Piloter le modèle opérationnel de la flotte de vélo. Deux exemples :

  • La maintenance : un vélo non utilisé est surement cassé
  • La détection de la fraude : un vélo qui est utilisé par le même utilisateur sur 2 semaines est un vélo qui est probablement rapporté par l’utilisateur chez lui

Une couche d’expérience utilisateur vient compléter ces analyses permettant de véritablement gérer la flotte de vélos, notamment sur la redistribution géographique des vélos : un système de jeu et points que l’on gagne ou perd en fonction du lieu de dépôt du vélo et des chasses aux vélos le weekend façon pokémon go [NDLR pour plus de détails sur cette gamification, voir l'article “où est passé l’UX ?”]

Les résultats sont bluffants : seulement 5% de la flotte est redistribuée par les équipes Mobike.

2 - Collecter des données d’usage de gestion de la ville : volume de trajets, itinéraires, heures de trafic

Ce savoir-faire autour de la donnée est un atout de taille à l’heure où beaucoup de petits acteurs apparaissent. Un pari : ces nouveaux concurrents vont naturellement disparaître faute d’une vraie capacité analytique et opérationnelle à gérer la flotte.

Un business model déjà rentable dont les perspectives sont prometteuses ?

Le modèle économique de Mobike est assez simple et éprouvé. Pas d’abonnement, pas d’engagement, seulement :

  • Un dépôt de garantie encaissé dès l’inscription (environ 30€)
  • Un paiement à la course. Le trajet moyen en Chine est d’environ 50cts.

_In fin_e, de petits montants mais sur des volumes considérables (25 millions de trajets / jour en Chine) et le modèle est déjà rentable avec la location.

Si aujourd’hui, l’attention est portée sur la conquête d’une base d’utilisateurs solide, de nouveaux modèles sont à explorer :

  • La publicité : à Londres, le marché de la publicité sur les vélos pèse 68M€ pour 15K vélos. En ramenant ces chiffres aux ordres de grandeurs démesurés de Mobike, on se rend rapidement compte de son potentiel publicitaire...
  • Des services pour les professionnels : courrier, livraison de colis etc.

What’s next ? Vers l’occident… et l’au delà ! ?

La stratégie de lancement d’une nouvelle ville est, chez Mobike, basée sur un croisement entre l’analyse et l’opportunisme. Les paramètres qui entrent en compte sont :

  • Analytiques : quelle est la densité du trafic ? y a-t-il une concurrence ?
  • Politiques : quel sera le soutien du gouvernement ? Aucun investissement n’est requis par la ville, tout est supporté par Mobike mais une bienveillance est recherchée, notamment en se positionnant comme fournisseurs de données pouvant alimenter les plans de transformation urbaine (trajets, usages des vélos, etc.)
  • La faisabilité opérationnelle : quelle est la capacité de l’entreprise à rapporter des vélos dans le pays puis à les stocker ?

Le lancement récent à Washington DC en dit long sur les velléités occidentales de l’entreprise chinoise. A terme, une vision ambitieuse : s’insérer dans la transformation urbaine en contribuant au développement de “hub” ou points sociaux de la ville grâce à des partenariats avec des chaînes de café ou grands retailers.

Le vélo chinois s’exporte

Mobike a donc le vent en poupe (100 villes dans une dizaine de pays) mais il n’est pas seul et il existe aujourd'hui toute une armada de vélos en _free floating designed and made in China _comme Ofo (180 villes dans 13 pays) ou encore Gobee. Et leurs programmes de développement s’étendent bien en dehors de la Chine : l’Angleterre (Manchester, Londres), les Etats-Unis (Washington, San Francisco, New York) ou la France (Paris, Lille) voient leurs trottoirs peuplés par ces nouveaux objets. Ce qui ne va pas sans poser quelques questions :

  • Quel avenir pour les programmes de vélos en libre service déjà existants ?
  • Le free floating annonce sans doute la fin du VLS public. Exemple avec le nouveau Vélib (partenariat public privé) qui devrait arriver début janvier à Paris. Reste à voir comment survit son modèle qui pourrait sembler dépassé face aux nouveaux entrants (privés) qui proposent une meilleure expérience (pas de bornes, pas de station pleine)...
  • Quelle utilisation de l’espace public par des sociétés privées ?
  • Les habitants de Shanghai voient quotidiennement des trottoirs recouverts de vélos - lorsqu’ils sont bien garés - ou des piles de vélos s’entasser et créer un véritable chaos dans les rues - quand ils le sont moins...
  • De plus, avec les modèles traditionnels de vélos publics, le design était commandé par les collectivités pour s’intégrer au mieux dans l’espace public (Le Vélib aux couleurs du mobilier parisien par exemple). C’est maintenant l’inverse avec des startups privées qui proposent les couleurs les plus visibles pour être facilement identifiées/identifiables.

Des trottoirs légèrement encombrés... (Source : South China Morning Post)

  • Quelle conscience écologique derrière ces vélos ?
  • Si Mobike semble construire des vélos de qualité, d’autres n’ont pas la même approche. Leur but étant d'inonder de vélos les villes et de se faire de la place vis à vis de la concurrence, la démarche est plutôt axée sur la quantité que la qualité. Des centaines de milliers de vélos pas du tout adaptés à une utilisation intensive et sans maintenance sont donc mis dans les rues comme de véritables consommables. On voit ainsi rapidement pousser des cimetières entiers de vélos abîmés ou détruits attendant leur dégradation naturelle.

Oui, ce sont des vélos x23 000 (Photo : Wired)

Les villes ne souhaitant pas que s'instaure le chaos ont commencé à se saisir des questions que pose le modèle du free floating. On voit ainsi les prémisses d’une régulation à Shanghai où les opérateurs devront fournir des vélos ne nécessitant aucune opération de maintenance pendant 2 ans (!) ou encore la ville de Paris qui réfléchit à l’instauration d’une taxe pour l’utilisation des espaces publics pour les nouveaux opérateurs...

“Every time I see an adult on a bicycle, I no longer despair for the future of the human race.”

H.G. Wells

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